Terrassé par « Les Idoles »

Je n’avais pas compris, pas voulu trop en savoir avant de découvrir. Je m’attendais bêtement à une succession de textes, sans doute vibrants, pour relater ses années où la maladie ravageait le milieu artistique. Mauvais « privilège » de l’âge, j’ai trop connu cette période pour me sentir étranger, trop occupé une partie de ces derniers mois à ce que je considère comme un devoir de mémoire pour passer à côté. J’allais pleurer, (re)découvrir, faire remonter à ma mémoire des souvenirs douloureux que je ne veux pas oublier. Aller voir « Les Idoles » au Théâtre de l’Odéon était un mal nécessaire et utile.

Dès la première seconde, la première cigarette allumée (il y en aura beaucoup d’autres), la découverte du décor, l’apparition en clair obscur des acteurs et la voix de Christophe Honoré lui-même qui s’échappe d’un haut-parleur, je suis emporté. Je réalise mon erreur. Je sais que ce qui va se passer pendant plus de 2 heures va résonner en moi, avec mon histoire, mes souvenirs. Même pas le temps de me demander comment mes voisins de moins de 30 ans, le couple bourgeois de quinqua croisé à l’entrée, la dame qui ressemble à ma grand-mère en corbeille… vont se retrouver dans cette histoire tellement calibrée pour moi que mes yeux en sont déjà rougis. Chacun se dira sans doute la même chose à la fin. Et sera aussi content que moi de mesurer la diversité des spectateurs dans une salle comble.

La méthode qu’Honoré qualifie de « Nécromantique » avait déjà été employée mais je ne l’avais jamais vue. L’idée de convoquer en 2018 six morts marquants du Sida, idoles du créateur, offre le creuset idéal à un spectacle fondé sur la rupture de ton, de fond, des émotions, des lieux, dans un entremêlement des temps qui ne nous perd pourtant pas une seconde. Ce sont aussi des points de vue et des univers bien différents -malgré ce destin commun- qui vont se croiser, portés par des personnalités qui n’auront finalement pas marqué l’inconscient collectif de façon homogène : Hervé Guibert, Cyril Collard, Bernard-Marie Koltès, Jacques Demy, Serge Daney et Jean-Luc Lagarce.

On pleure, bien sûr. Beaucoup en ce qui me concerne. Mais on rit aussi, beaucoup plus que prévu. On est interpellé : je ne savais par exemple pas que Demy était mort du Sida et on comprend pourquoi. On est surpris par des trouvailles de mises en scène d’une intelligence folle, en particulier dans l’utilisation de la vidéo et l’intégration de la musique. On est étonné par des règlements de compte par les ressuscités eux-même, parfois entre eux, parfois malmenés par une figure « extérieure » lorsque Liz Taylor leur reproche leur manque d’activisme dans la société civile. Le tout parsemé d’émotions qui s’égrènent de la colère à une certaine idée de la légèreté, en passant par la sensualité. En fil conducteur : une justesse de chaque instant malgré des situations sur le fil.

Comment ne pas parler des acteurs qui font plus qu’incarner puisqu’ils ont, fidèles à la méthode de Christophe Honoré, participé à la création de la pièce ? Tous sont exceptionnels. S’il ne fallait retenir qu’un moment marquant pour chacun d’eux :

Marina Foïs, sous les traits d’Hervé Guibert, livre un long extrait de « A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » sur l’agonie de son ami « Muzil » alias Michel Foucault, témoignage qui avait fait couler tant d’encre à l’époque. Marina Foïs, après un début relativement en retrait, y est absolument bouleversante.

Marlène Saldana, principalement dans le rôle de Demy mais toute aussi puissante dans le rôle de Liz Taylor, ose une danse impudique, drôle, bouleversante qu’on n’est pas prêts d’oublier.

Julien Honoré, frère de Christophe, est blessé et donc dans un fauteuil roulant lors de la représentation à laquelle j’ai assisté, ce qui ajoute certainement et étrangement à la force de l’incarnation de Lagarce.

Jean-Charles Clichet, interprète divinement un Serge Daney dont on se demande si il était ce personnage aussi drôle que touchant en vrai. Son interprétation (excellente au passage) de « I should be so lucky » de Kylie Minogue est l’image que j’ai envie d’en garder.

Harrison Arévalo, par son charme, sa puissance, son aisance sur scène (y compris avec son corps) réussit à faire instantanément oublier cet accent sud américain assez étrange pour interpréter Cyril Collard. Sa scène clé est sans doute le moment offert à Collard de recevoir le César obtenu 3 jours après sa mort. Même si on aimerait tous repartir avec son mini short en jean dans les mains et qu’on réfléchira si on nous propose un tour en cheval.

Youssouf Abi-Ayad, dans le rôle de Koltès, apporte cette touche ténébreuse, complexe, presque vénéneuse. C’est celui qui joue le plus avec la caméra et donc les vidéos projetées avec un regard qui transperce l’écran.

Lors des rappels, en larme, incapable de me lever, je n’avais qu’une envie : les prendre un par un dans mes bras pour leur dire merci de leur engagement, leur justesse, leur force. La dernière fois que ça m’était arrivé, c’était à la fin de « 120 battements par minute« , à croire que le sujet me percute plus fort que les autres.

J’ai eu besoin hier soir de revoir Hervé Guibert chez Bernard Pivot, dans une interview qui m’avait tellement marqué à l’époque. Je ne me souvenais pas de l’humour, juste de la noirceur.

J’ai l’envie furieuse de revoir « Les nuits fauves » pour ne plus faire partie de ceux qui ont un peu trop oublié ce que Cyril Collard a représenté. Ce sera fait très vite?

Cette oeuvre me galvanise pour mener à bien un projet de 3 ans dont je finirai forcément par parler ici.

Merci à celui qui m’a offert la place et qui m’a permis d’échanger sur l’émotion en sortant, ce dont j’avais besoin cette fois.

Laisser un commentaire

En savoir plus sur PRland

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading