L’insoutenable légèreté du quadra

Internet a bouleversé ma vie, bla, bla, bla. Parmi tous les effets collatéraux de la vie en réseaux sociaux, il y a la middle life crisis de nouvelle génération. Avant, on parlait du démon de midi. Le nanti qui partait voir ailleurs, jusqu’à mettre en danger la jolie vie de famille qu’il avait mis tant d’années à construire. Mais la Génération Y est passée par là et la vraie Digital Native Génération se profile déjà.

Je ne me sens pas de ma génération de « jeune quadra ». A vrai dire, je ne me sens plus d’aucune génération, et surtout pas de celles de mon âge et plus. Internet constitue l’un des rouages les plus actifs du processus et en montre quelques évidences. Le risque de basculer du côté pathétique du jeunisme n’est jamais très loin, je le sais et reste sur mes gardes. Mais j’ai pour moi une certaine cohérence, le net n’est pas la cause de tous les maux. Moi seul le sais. Tout petit déjà…

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En 1974, j’ai 5 ans. Mes parents sont convoqués par la directrice de ma maternelle. Rien à voir avec mes légers soucis de stylisme vestimentaire, on a tous eu envie à un moment ou à un autre de poursuivre ses parents en justice pour la coupe de cheveux maison et le pull inassumable imposé toute son enfance. En fait, on a un plus gros problème. Non seulement je montre tous les signaux d’un enfant prédisposé à écrire de la main gauche mais en plus, je ne joue pas avec les gamins de mon âge. Je suis renfermé, pas mis à l’écart, mes camarades de classe viennent me chercher mais je n’y vais pas. Je reste dans la classe avec la maîtresse qui m’adore et me laisse gérer mon monde intérieur mais ça ne résout rien. Je ne suis pas asocial, juste solitaire. Je suis le même à la maison, habitué à jouer seul quand ma soeur n’est pas là.

En 1976, j’ai 7 ans. Les meilleurs amis de mes parents ont une fille de mon âge. Elle partage avec moi le goût du monde des adultes. C’est plus que mon amie, on est quasiment élevés ensemble. Si on passe des heures à se cacher, c’est plus pour espionner nos parents que pour mobiliser leur attention. Le moment de notre récompense pour avoir été sages et discrets (on faisait évidemment toutes les conneries du monde en cachette) vient lorsque nous sommes autorisés à distribuer les cartes de la partie de tarot ou à aider à la préparation du du barbecue pour tout le village. Tout va bien tant que je peux rester « avec les grands ».

En 1979, j’ai 10 ans. Pour la première fois, les vacances sont en petit comité, à la montagne, mon père, ma mère et moi. A l’hôtel, il y a des enfants de mon âge partout. A la piscine, je me fais un ami avec lequel je passe mes journées dans l’eau. La lueur dans le regard de mes parents oscille entre le plaisir de me voir m’amuser et l’inquiétude lorsque je demande si je peux manger à sa table avec ses amis. Il a 25 ans, ses copains également. Je les amuse, ils m’intéressent. C’est avec eux que je veux passer le reste de ma vie. Je n’ai pas une seule photo de l’époque avec un enfant. Mes amis auront entre 18 et 40 ans, pour toujours.

J’ai gardé plusieurs caractéristiques de cette période. Personne ne m’a jamais vu parler à un enfant avec autre chose qu’un ton d’adulte. Je pense que c’est ce qui explique mon effet magnétique sur les enfants qui amuse toujours autour de moi.

Au début des années 80, ma soeur a 18 ans et des amis de son âge. Elle m’emmène partout et je virevolte. Je suis la mascotte qu’on promène au ski, dans les soirées, en week-end. Je suis le confident aussi, celui auquel on dit des choses. Sans doute parce que, avec mes allures de pré-ado mal dégrossi, il parait évident que je ne comprendrai pas tout mais que je suis la personne qui écoute le mieux au monde. Je me souviens de peu de choses de cette période, à peu près rien de l’école ou de mes « copains » qui venaient me chercher pour partir ensemble au collège. Mais je n’ai rien oublié de ces moments magiques où des adultes me parlaient comme à un adulte. Dans la même décennie, mon oncle et ma tante entrent dans ma vie au moment où ils se rapprochent de mes parents. Leur histoire n’est pas simple, j’en serai là encore le confident, ce qui les place parmi les personnes qui comptent le plus dans ma vie. Ma cousine a 10 ans de plus que moi, elle m’invite dans son univers parisien très souvent, elle est la personne avec laquelle je ris le plus. Les lueurs dans les regards restent oscillantes, de plus en plus souvent même.

Les années 90 arrivent comme un soulagement. J’entre de plain-pied dans l’âge avec lequel je me sens bien. Mes copains ont mon âge, je suis l’idole des filles qui ont capté très tôt ma capacité à gérer les confidences. Je parle enfin le même langage que ceux de ma génération. Je me suis dégrossi avec le temps, je ne réalise pas que je peux aussi séduire mais de toute évidence, ça arrive. Je peux enfin vivre des histoires sentimentales. Je suis à Paris comme j’en ai toujours rêvé, je peux profiter sans jugement de la vie que je veux. Même à l’armée, je trouve un lien social qui me procure plus de plaisir que de souffrance.

Paradoxalement, dans les années 2000, le trentenaire que je suis fréquente principalement des quarantenaires. Objectivement, je ne m’y sens pas particulièrement bien mais j’aime, la question ne se pose donc pas. Je n’y réfléchis même pas. Je fais à peine l’effort de maintenir vivant le lien avec les amis de mon âge. J’en ressors épuisé mais pas déçu et avec quelques liens tissés qui ne s’effaceront jamais.

En 2007, j’ai 38 ans. Depuis 3 ans, le web est entré dans ma vie. Pas qu’au travail je veux dire. Il y prend de plus en plus la place laissée vacante par mon ancienne vie de couple. Ceux que je rencontre ont souvent assez naturellement 10 à 15 ans de moins que moi. J’y croise quelques-uns de ceux qui comptent dans ma vie aujourd’hui. Je ne suis plus une mascotte mais le type qui montre ce mélange bizarre de maturité et de décalage post-ado. Mais j’y retrouve mes plaisirs d’enfant, d’entrée en relation faite de légèreté et de rires, de capacité à penser de la même façon malgré la différence d’âge. Je laisse moins de place à la confidence pour me protéger de ce qui pourrait à tout instant sombrer dans le ridicule. Je ne manque jamais une occasion de jouer sur la différence d’âge, accepter une mission anticipée de patriarche dont je suis le premier à me moquer.

Depuis 1 an, j’ai eu l’occasion de fêter un nombre assez conséquent de trentième anniversaire parmi mes proches. Je fais violemment chuter la moyenne d’âge des soirées mojito que j’organise parfois, en utilisant les moyens les plus modernes de communication que je ne connaitrais sans doute même pas si je modifiais l’âge de mes fréquentations.

Ma crise de la quarantaine n’est un problème que par anticipation. Je ne suis pas sûr que c’est à 20 ans que j’aurais bloqué le compteur. Je m’arrêterais sur aujourd’hui si je le pouvais. Mais je sais déjà que ce que réserve les réseaux sociaux, c’est de faciliter toujours plus l’effacement de la différence d’âge.  Sans dissimulation. Mais surtout, Internet m’apporte une nouvelle force en me laissant penser que je pourrai cette fois vieillir avec mes amis d’aujourd’hui.

22 réponses sur “L’insoutenable légèreté du quadra”

  1. Tu as raison, la force il faut la prendre ou elle est. Quant à la crise de la quarantaine, parfois elle porte bien mal son nom, j’ai fait la mienne a 23 ans.

  2. « Mes amis auront entre 18 et 40 ans, pour toujours ». Les belles tournures ne manquent pas dans ton billet mais celle-ci est magnifique et elle signifie tout.
    Très beau texte, qui plus est sincère (un luxe auquel trop peu peuvent prétendre).
    Tu connais la meilleure ? Je crois bien qu’on te voit comme tu te décris. Alors je me permets d’ajouter un titre subsidiaire : « L’insoutenable lucidité du quadra ».

  3. Autant je suis heureux d’en savoir davantage sur toi mais (insouciance du trentenaire?), je ne comprends pas le rapport à l’âge (mais on est dimanche).
    Je crois que tu démontres justement (dans la vie) qu’il n’est en rien une question d’âge, mais d’état d’esprit, et de moment de vie.
    Et, pour le coup, “Mes amis auront entre 18 et 40 ans, pour toujours”, je fais comment moi quand j’en aurai 41, hein?
    Ça ne peut s’argumenter qu’autour d’un bon verre de vin rouge ou de whisky ce genre de choses!

  4. Mathilde > et surtout, la crise de la quarantaine n’est pas une obligation absolue !
    La fille > je peux te le retrouver, je pense que ça habillerait très bien un panda
    Florian > je n’aurais pas osé ce titre là mais il me plait
    LeReilly > moi je dis merci
    Blü > je crois que le vrai sujet de ce billet, c’est la dernière phrase, pas celle que tu relèves (que j’ai pensé à 10 ans). Mais il faut de l’alcool pour en parler, c’est sûr 😉

  5. C’est moche (cf. twitter). Mais c’est bien. Et, étonnamment, ou pas, ça rattrape pas mal de réflexions que je me faisais ces derniers temps concernant l’âge des (jeunes) personnes que j’ai rencontré via le net. Ce qui explique peut-être pourquoi je n’ai pas eu de crise de la trentaine, tiens o//

  6. (oups)

    Je n’ai jamais fréquenté que des gens de mon âge (génération Y, oui oui), sauf depuis que je suis à Paris. L’impression d’une sorte de « sans âge-alité » qui touche cette ville, et peut être le milieu web/comm… toujours est il que toutes ces rencontres ont définitivement détruit l’image du « vieux » trentenaire coincé dans sa petite vie monotone, et guérit ma peur de grandir/vieillir.

    Heureusement qu’il a des gens comme toi… 🙂

  7. juste envie de dire « très joli billet » Monsieur

    (et pour le ton adulte avec les enfants, +1, ce qui est relativement déstabilisant vu que ça les attire comme des mouches et que c’était pas ça l’idée hein, mais bon, on ne me verra jamais gazouiller et puis c’est tout – je fais des petits bruits bizarres pour tout mais pas pour « ça ») (pardon)

  8. Que tout ça me parle!
    Je paraphraserais une copine – sympa, bien qu’un peu grande et un teint version congélo- pour te dire « Je te vois » sur le coup.
    nb: et pour les soirées mojitos, hmm, ce qui compte c’est l’équilibre, pas la moyenne… ^^

  9. @imnotalone : L’équilibre ? Quand nous nous quittons après avoir bu quelques verres ?

    @PrLand: On n’est peut-être pas de la même décennie mais on a la même passion 🙂

  10. sharky > d’abord Twitter c’est pas moche. Je « rattrape pas mal de réflexions », je vais mettre ça sur mon LinkedIn
    Lane > moi n
    Lane > merci 😉
    Barbie > tu gazouilles avec les grands et pas avec les petits, j’adore !
    imnotalone > va pour l’équilibre alors (elle a l’air super ta copine) 😉
    Erebuss > le mojito tu veux dire? Tu crois que c’est ça qui fait que les petits ne me jettent pas ?

  11. Elle est belle cette note. Je n’ai pas encore 40 ans, mais je m’étais posé les mêmes questions quant à la relative jeunesse des gens que j’ai pu rencontrer via le net et m’étais dit qu’au final ce n’était pas si grave que les gens soient plus jeunes ou plus vieux.

    Tant qu’ils sont intellectuellement stimulants.

  12. Très beau billet (oui bah forcément après tous ces compliments, c’est plus très original…).

    Promis je ne dirais plus jamais que t’es vieux 😉

  13. Pas obligatoire non. Mais parfois l’occasion de remettre les choses (et les gens) à leur place.
    Et se laisser vieillir…

  14. « Le vrai mal de la vieillesse n’est pas l’affaiblissement du corps, c’est l’indifférence de l’âme. » André Maurois
    – tout va bien, tu n’as pas l’air d’être condamné à vieillir tout de suite ;o)

  15. bien ce billet, très bien…

    au diable les étiquettes, les dictats d’appartenance: faire le point c’est accepter des contours flous quand on se focalise sur l’essentiel…
    cqfd

  16. oulala mais t’es vieux en fait 😀

    mais je me retrouve dans ton texte, ceraines de mes confidents ont 10-20 de plus que moi, j’ai toujours aime avoir un cercle d’amis plus vieux avec qui je discute et un de mon age avec qui je fais la nouba…

  17. alors ca! PRland qui apparaît dans la timeline de sharky et le reilly dans des grosses blagues et vannes de potaches voire de mômes en culotte courte :p , je ne m’imaginais pas un quadra 🙂
    j’ai beaucoup la note. et effectivement, la barrière de l’âge et… en vérité un nombre incroyable de barrières discriminantes irl tombent sur le net. j’ai là tout de suite en tête cette image neutre sur facebook quand on ne met pas de photo. c’est exactement cela. 🙂

  18. Ce genre de pull a amorcé ma révolte vestimentaire par rapports aux choix maternels de plus en plus discutables. C’était plus dur qu’on ne croit l’enfance dans les années 70 ! (et encore, toi, tu n’as pas eu à porter de robe salopette vert canard).

  19. Bon ça y est, je suis amoureuse d’Eric… et un livre…la plume est là et elle est très belle…

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