Il est désormais d’usage de s’émouvoir d’une télé en linéaire de moins en moins consommées par les jeunes. Pendant que les médias sociaux feraient la pluie et plus rarement le beau temps de l’opinion avec des contenus qui leur sont propres. En réalité, un système beaucoup plus imbriqué s’est mis en place pour rythmer les conversations. Une fabrique à « buzz » qui échappe le plus souvent aux observateurs, ignorant une brique majeure de ce système : l’éditorialisation des fils Twitter des chaines de télévision qui font émerger des séquences qui auraient pu passer à la trappe.
Un cycle vertueux de l’information a été longtemps bien connu des professionnels des RP. En épaississant le trait : pour s’inscrire dans l’agenda médiatique, décrocher les 2 premières pages du Parisien constituait la voie royale pour les revues de presse radio du matin et le 20h de TF1 le soir. Les médias sociaux sont venus bousculer ce cycle, mais pas forcément tel qu’on le décrit en général.
Prenons par exemple les débats qui ont animé la première semaine de ce mois d’avril 2021.
Racisme et misogynie dans la télé des années 95
Tout commence en fait le 30mars 2021 lorsque TMC offre au chroniqueur de Quotidien Etienne Carbonnier un Prime intitulé « Canap 95 ». En retraçant ce que la télé osait montrer il y a 26 ans, avec la volonté évidente de démontrer que « les temps ont changé », une séquence retient l’attention des 1,76 millions de téléspectateurs. Bon score pour TMC mais en réalité, les français regardent beaucoup plus largement « La stagiaire » sur France 3 (4,56 millions) et la série américaine S.W.A.T sur TF1 (3,51 millions). A peine plus de 7% de public devant la télé est branché sur le Canal 10 de la TNT et Twitter est principalement occupé à vibreraux tribulations des aventuriers de Pekin Express suivi par 2,52 millions de personnes sur M6.
Cette séquence, c’est en fait surtout sur le compte Twitter de Quotidien qu’elle va se faire remarquer.
Retweetée plus de 15.000 fois, commentée avec la capacité d’analyse posée et nuancée qu’on connait de ce réseau du temps réel (lol), la machine médiatique est enclenchée : immédiatement, « l’émotion des internautes » est relayée par les médias en ligne. Les chaines infos repèrent le potentiel à débats dans l’ère du temps, sur fond de woke et cancel culture, elles prennent donc le relais dans la foulée, contribuant à nourrir la conversation sur les médias sociaux. Le reste de la presse, toujours heureuse de trouver un sujet à feuilletonner, se bat pour obtenir la réaction de la principale intéressée : TPMP sur C8 et Hanouna, grand spécialiste du feuilletonnage des polémiques, dégaine le premier, aussitôt suivi du Parisien. Pepita y raconte que ce buzz lui fait beaucoup plus de mal aujourd’hui que les « gentilles plaisanteries dont elle se considère complice à l’époque ». Moments de flottement mais autant de pièces remises dans la machine à buzz, CNews et Pascal Praud en tête de liste.
On imagine Patrice Laffont, animateur de l’émission, croulant sous les demandes d’interviews pour continuer le feuilleton, France 2 invité à commenter, les trop rares animatrices noires à l’antenne pressées à réagir… Rien ne dit que cette séquence est définitivement clôturée lorsque la suivante prend le relais.
Diners clandestins et affaire d’état
Le 2 avril, le 1945 de M6 diffuse un reportage sur des dîners clandestins réservés à quelques happy fews pour des prix exorbitants dans la capitale. La séquence est relayée sur le fil Twitter de M6 infos, la même machine s’emballe : 20.000 partages, des milliers de commentaires choqués-énervés-ulcérés. Mais cette fois, les internautes vont prendre le relais. D’abord en faisant le rapprochement entre ce mystérieux « collectionneur renommé » et le sulfureux mondain à tendance mythomane Pierre-Jean Chalençon puis en exhumant une interview où le très bavard ex-chroniqueur de l’émission à succès « Affaire Conclue » n’hésite pas à en foncer le clou dans l’implication supposée de ministres dans ces dîners illégaux. « Pour plaisanter », essaiera-t-il de faire croire pour sa défense après avoir réalisé que le stade du buzz était dépassé pour atteindre celui d’affaire d’état. Las, M6 dégaine le lendemain dans le 1245 l’intégralité de l’entretien, à visage découvert cette fois, histoire de ne laisser aucun doute sur le caractère très peu déconneur de ses propos. Très peu l’ont vu sur M6, beaucoup plus encore une fois sur Twitter.
Entre temps, le procureur de Paris a annoncé l’ouverture d’une enquête « pour mise en danger d’autrui » qui relève du pénal. Re-chaines infos, re-Hanouna, le même cycle se répète, surfant sur le sujet porteur des « castes privilégiées », amplifié cette fois par l’interpellation des politiques. Quotidien, qui tente de ne pas jouer dans le même caniveau que TPMP et CNews, retient pourtant l’histoire dès ce 5 avril comme fait média du jour. Avec à chaque fois de nouvelles envolées sur les médias sociaux.
Particulièrement bon client à ce jeu là, Chalençon choisit le 6 avril, au moment où ce billet est écrit, une ligne de défense « poisson d’avril » de toute beauté. Avec une déclaration évidemment relayée par le compte Twitter de BFM et qui semble avoir été pensée pour nourrir les trendy topics de twitter. Succès garanti. En attendant la suite qui ne manquera pas de descendre encore plus bas.
Ces 2 actus ont relégué en bruit de fond prêt à revenir au premier plan la séquence Marie Portolano et Pierre Menes (qui avait suivi le même cycle), en attendant la prochaine séquence.
Est-ce que ces jeunes « qui ne regardent plus la télé » en entendront parler ? Bien sûr, en prenant de nouveaux chemins mais pas forcément en créant l’actu sur Twitch ou via des influenceurs YouTube. Quand on s’intéresse à ce qui occupe l’esprit de l’opinion publique, toutes tranches d’âge confondues, impossible d’ignorer les fils Twitter des médias et leur capacité à extraire les moments qui ont le potentiel d’occuper les conversations pendant 3 jours. On notera d’ailleurs que les présentateurs télé n’hésitent pas à taper sur les emballements Twitter sans préciser que leur chaîne participe à les nourrir.
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