Tous ceux qui suivent avec attention les sujets de cristallisation dont raffolent les réseaux sociaux n’ont pu échapper au phénomène : le 4 décembre 2017, Justin Baldoni interrogeait les codes de la masculinité dans un TEDTalk, réalisé au cours d’un TEDWomen à la Nouvelle Orléans le 2 novembre, avant d’être partagé sur abondamment en vidéo dans le monde entier.
Ma première réaction avait alors été de me demander où j’avais déjà vu Justin Baldoni jusqu’à ce qu’il mentionne au début de son speech la télénovela modernisée et réjouissante de The CW, « Jane the virgin » (sur Téva puis M6 en France). Ma deuxième réaction avait consisté à mettre en doute l’honnêteté de son engagement. Sans raison autre que l’équation embarrassante formée par son aplomb, son physique d’alpha male sous stéroïde, l’illisibilité des motivations profondes de son combat et la date qui coïncidait avec les débats de l’affaire Weinstein depuis le 5 octobre.
Businessman opportuniste ou entrepreneur bon samaritain ?
Pour en avoir le coeur net, il me suffirait de creuser quelques minutes pour comprendre si cet engagement était récent et/ou s’il servait plus prosaïquement la promotion d’une activité lucrative…
Quelques minutes plus tard, j’étais définitivement perdu : entre multiples engagements, exposition outrancière de sa vie privée, nouveau show par sa société de production sur la masculinité, moments d’émotion visiblement sincères avec des ramifications commerciales, mise en scène de l’émotion distillée, charité business parfois frontale, de nombreuses causes défendues parfois plus spontanément… Quelques minutes n’y suffiraient donc pas. Reprenons depuis le début.
18 mn 30 de perfection selon TEDTalk
« Justin Baldoni veut initier un dialogue avec les hommes sur la redéfinition de la masculinité pour trouver des façons de ne pas simplement être des hommes biens mais être de bons êtres humains » : c’est ainsi que TED a pitché l’intervention de celui qui est présenté comme « ouvertement féministe« .
Pour ceux qui n’aurait pas vu la vidéo, Baldoni rappelle d’abord qu’il est connu, pour des rôles à la virilité intense qui relève du machisme. Il révèle ensuite que l’image qu’il renvoie est loin de l’homme qu’il est, après un parcours de vie qui l’a amené à accepter sa sensibilité et autres qualités « féminines ».
Il réclame le droit de se montrer vulnérable auprès d’un public principalement féminin et conquis d’avance. Pour gagner une audience masculine engagée, il s’aventure sur le terrain lifestyle qui va bien (fitness et autres trucs de mecs), regrettant aussitôt de rentrer dans les vieux codes qu’il combat. C’est donc en lançant des défis aux hommes qu’il entend les interpeller : « êtes-vous assez courageux pour être vulnérable, pour faire appel à un autre homme quand vous avez besoin d’aide ? », « assez pour vous lever quand vous entendez des histoires d’harcèlements sexuels« , « êtes-vous assez forts pour être sensible, pour pleurer quand vous êtes tristes ou heureux ?« …
Son discours se clôture sur les erreurs qu’il a commises dans ses comportements masculins, on le voit s’adresser aux femmes pour leur demander de l’excuser au nom des hommes qu’il faut aider à montrer leurs faiblesses. Il explique enfin le rôle que son père a joué dans son parcours, entre colère, pardon et reconnaissance.
Son aisance dans le registre des TEDTalk rend l’ensemble agréable à écouter, son attention à jouer du second degré -lorsque son combat contre les clichés (masculins) s’appuie sur d’autres clichés (féminins)- le protège d’une détestation immédiate. On a envie d’y croire.
Quand tout à coup on n’y croit plus du tout…
Plus d’1 million de fans le contemplent sur Instagram et Twitter dans l’exposition de ses émotions personnelles et familiales. On ne pourrait le juger que s’il était le seul mais c’est tellement fréquent… Alors où est le problème ? La société de production qu’il a créée, Wayfarer Entertainment, semble se nourrir beaucoup, beaucoup trop, de la vie de son créateur.
Sa demande en mariage en 2013 ultra scénarisée de 27 minutes atteint les 11 millions de vues ! :
Son mariage devient aussitôt un trailer (produit par une autre société de prod) :
La mise en scène continue chez Wayfarer avec l’arrivée de leur fille en 2015 et de leur fils en 2017 :
Mais quel business ?
En 2012, Baldoni a créé le web doc le plus vu de l’histoire avec « My Last Days » initialement produit par la boite de prod « SoulPancake » pour YouTube puis diffusé en saison 3 (2017) sur la chaîne cablée américaine The CW. Il faut dire que le premier épisode, sur un chanteur de rock américain, a été visionné plus de 14 millions de fois.
C’est sur la base de ces derniers jours d’hommes et de femmes condamnés que Wayfarer Entertainment a été créé. Et Warner Bros a annoncé récemment le développement d’un film sur Zach qui sera réalisé et produit par… Justin Baldoni.
En juillet 2017, il créé un talk show sur le web intitulé « Man enough« , très exactement sur le sujet de son TEDTalk 3 mois plus tard. On tient ici le sujet de la promo. Hum.
En parlant de promo, en décembre 2017, il s’invite dans le sujet de conversation publique le plus brûlant qu’Hollywood n’ait jamais connu en révélant avoir été victime de harcèlement sexuel. Couverture médiatique abondante assurée. Mais il a prévenu en se décrivant lui-même comme un storyteller dans sa bio Wayfarer. On n’est donc pas surpris.
Mais produire des histoires n’est pas son seul business puisque Baldoni à créé en 2013 « Shout the good« , une app qui score les forces de la personnalité, puis « Belly bump » pour les femmes enceintes. La première a disparu, la deuxième ne semble pas causer de ravages. Mais l’esprit d’entrepreneur est bien là.
Le doute s’installe
S’il y a opportunisme, il faut cependant y reconnaître une certaine consistance… et une efficacité redoutable.
Lorsqu’en 2014, Baldoni décide de fêter son 30ème anniversaire en réunissant des amis dans un quartier pauvre de Los Angelès, Skid Row, pour distribuer nourriture et habits à des sans-abris, il initie un mouvement qui deviendra « Le carnaval de l’amour« , réunissant chaque année plus de volontaires, jusqu’à 2.000 en 2017.
Pour soutenir ce mouvement, il créé « The Wayfarer foundation », une ONG qui développe des initiatives au profit du « Skid Row Carnival Of Love », ouvertement « inspirés par les contenus produits par Wayfar Entertainment ». On peut aussi le voir comme un moyen de financer un rendez-vous utile qui a pris une ampleur inattendue.
Ses engagements ne se limitent pas à quelques sujets positionnants, il sont plus diversifiés et souvent sans exploitation visible, à l’image de son post Instagram pendant la semaine de la prévention du suicide.
Dans une autre vidéo, témoin d’un accident de la circulation, il intervient visiblement bouleversé dans une vidéo qui dénonce la consommation d’alcool et le manque d’attention au volant.
Lorsque Baldoni doit justifier de la perfection de son corps, il le fait avec une mise en abyme qui devient vertigineuse. Il faut voir cette vidéo sur son Instagram.
Choisir de s’inspirer
Au final, difficile de statuer. L’opportunisme fait sans doute partie de l’histoire mais il semble aboutir à des projets concrets, ambitieux, destinés à aider.
Dans la saison 1 de « My Last Days », Christopher Aiff est l’un des malades suivi. Il y prononce cette phrase qui a fini gravée sur le bras de Baldoni.
Dans sa bio « Man enough », il se dit passionné par « la création de social change à travers des contenus innovants et inspirants« . J’ai donc décidé qu’un homme qui marque dans son corps son engagement, même s’il est parfois de l’ordre de la posture, mérite le respect. Et qu’il vaut mieux s’en inspirer que s’en moquer.
« The purpose of art and having a platform is to elevate human consciousness… if we’re not doing good with it, what are we really doing?« . Good question, Justin.